Textes

Projet Nomade

Le mot n’est pas la chose, le réel se soustrait à sa représentation de même que « la carte n’est pas le territoire » ainsi que le proclamait Alfred Korzylski. Et si l’art n’est pas la vie, la carte peut-elle au moins définir les tracés de ces errances auxquelles les artistes s’adonnent autour du projet NOMADE de Charlotte Pringuey-Cessac. Celui-ci est exemplaire d’une démarche qui privilégie l’itinérance, l’expérimentation et le partage à la simple réalisation de l’oeuvre, de son achèvement et de la sacralisation qui en résulte. Elle s’élabore au fil d’un long processus où temps et espace s’entremêlent, dans l’incertitude des rencontres, au hasard du quotidien, si bien que plutôt que de s’amarrer à une résidence dans l’Espace d’Art METAXU à Toulon, l’artiste préféra une résidence nomade qui l’entraîna durant un mois dans un tour de France à bord de sa voiture où elle glissa dans l’étagère au-dessus de sa boite à gants des mouchoirs en porcelaine. L’enjeu consista alors à les échanger d’un lieu à l’autre avec 18 autres artistes pour des oeuvres qui tiendraient dans un espace aussi réduit. Et comme Charlotte Pringuey-Cessac transportait à chaque fois de nouveaux passagers, ces oeuvres devenaient l’objet d’une médiation, elles s’inséraient dans le flux d’une parole, dans la transformation du sens, dans une figuration de la fragilité et de l’éphémère.
L’infime se noue alors à l’intime tant tout projet résulte d’un cheminement personnel mais aussi d’un ensemencement pour une récolte incertaine et un partage. Le projet est aussi ce trajet. Et il impliquera dés lors un déplacement, un instant de qualité humaine dans la rencontre de l’autre et la solidarité. L’oeuvre aboutie en est le témoignage et chaque artiste ajoute sa modeste pierre à cette oeuvre commune. Quelle est la valeur d’usage de l’art ? Et si elle correspondait à une valeur d’échange autre que celle qui définit d’ordinaire nos rapports sociaux ? C’est aussi dans cette perspective que s’inscrivent les recherches de l’artiste quand elle se mesure à la polyphonie des autres créations, au dialogue et au jugement de ceux qui les approchent.
Souvent attachée à la notion de durabilité, l’oeuvre exprime pourtant un état ponctuel du monde. Elle est un présent continu qui énonce des potentialités humaines et sociales. L’éphémère conditionne ses formes en devenir. Aussi pour l’ensemble des artistes convoqués, le temps avec les séquences qui l’imprègnent reflète-t-il cette itinérance. Ce sont alors les moments impensés du quotidien, la répétition, la banalité dans les travaux de Manon Rolland ou bien les cartes postales empruntes d’une méditation sur la mémoire avec Caroline Bouissou. Simone Simon quant à elle ravive l’intensité ou l’effacement des souvenirs par des enregistrements sonores tandis que Nicolas Daubanes déclare : « Mon travail s’inscrit dans la durée, il dessine un chemin, une trajectoire qui tend vers la recherche de la liberté. »
Le temps demeure la matière mystérieuse de cet ensemble d’oeuvres toujours modestes mais résolument incrustées dans l’humain et la puissance émotionnelle. L’itinéraire est une chaîne fragmentée. Il renvoie des parcelles d’objets ou de mots comme les traces d’un passage dans la vie et chaque étape charrie l’humble instant d’un morceau d’existence qui se transforme en poésie. La traversée du temps est la quête de cet espace où se joue l’aventure de l’art.

Michel Gathier, 2021


Exposition Bruit originaire
galerie contemporaine du MAMAC
Terra Amata

Bruit originaire est une invitation à un voyage dans le temps, des premières traces d’occupation humaine à Nice il y a 400 000 ans et du témoignage des pierres taillées laissées par cette communauté, aux expériences menées aujourd’hui par l’artiste Charlotte Pringuey-Cessac pour convoquer la mémoire vibrante de ces vies passées.
La préhistoire, les outils et méthodologies de l’archéologie constituent une source pour son travail, une matière à partir de laquelle elle tisse des expériences et des récits, s’autorisant des vagabondages entre la science et la licence poétique, la trace laissée par l’histoire et sa réinvention contemporaine.
Pensée comme un parcours, son exposition à Nice se déploie du musée de Préhistoire de Terra Amata, épicentre de l’activité de ces premiers hommes, au MAMAC, en passant par la colline du château où, en 2013, fut découverte une sépulture peuplée de restes funéraires datant des XIIe et XIIIe siècles.
Cette promenade à travers les siècles s’articule autour de l’idée d’un Bruit originaire, expression empruntée au poète Rainer Maria Rilke. Après qu’il ait découvert avec émerveillement le potentiel des premiers phonographes, il rêve à « une chose inouïe » : « mettre en sons les signatures innombrables de la création qui durent dans le squelette, dans la pierre, (…), la fissure dans le bois, la démarche d’un insecte », et entendre la mémoire d’un être disparu en parcourant les sillons du crâne avec l’appareil… Entre pensée romantique et fantasme démiurgique, cette aspiration de Rilke à ré-animer l’absence, est un fil conducteur de la proposition de Charlotte Pringuey-Cessac.
La convocation d’un monde révolu, le dialogue intime avec les témoins du passé et la pensée magique dont elle investit ce qui semble inerte, dessinent une ode sensible à la mémoire et aux bruissements de ce qui n’est plus : nos origines.

Hélène Guenin,
Directrice du MAMAC


Bruit Originaire

A l’occasion de l’exposition à Versailles, « Il y a bien quelqu’un qui finira par l’amener quelque part… » en octobre 2017

Un craquement. Lorsque le diamant engage sa course dans la trace du microsillon, les premiers frottements émettent un son caractéristique. La pointe se fraye un chemin par déblaiement. Petit à petit, la cavité sonore s’entrouvre et nous laisse découvrir une succession de sons qui par harmonie, accord, hasard ou dissonance composent un ensemble pour lequel le sentier fût méticuleusement gravé.

Cerca trova …

En pénétrant dans l’exposition s’entrouvre là-aussi un univers caverneux. Trois masses noires entrechoquent notre vision et modifient notre déplacement. Comme toute sculpture, nous devons en faire le tour mais ici, la matière nous attire tout autant qu\’elle nous repousse. La profondeur du noir charbon happe notre regard mais l’infinitude qu’elle représente nous met à distance de l’objet. Melancolia, en référence à la gravure d’Albrecht Dürer, se constituent de blocs de charbon sculptés reprenant la forme du mystérieux polyèdre. La découverte de ces blocs manufacturés laisse présager d’une possible présence.

En se détournant de l’espace qui s’est offert à nous en contournant Melancolia, nous découvrons sur la gauche, trois éléments.

Le premier, Pianotement, est une feuille de feutre sur laquelle se dissipe de haut en bas, une série d’empreintes à l’encre de gravure. Face à cette suractivité débouchant sur une disparition, nous sommes plongés dans l’antre des prémisses du geste de la représentation. Les mains – en négatif ou en positif – des grandes peintures de l’art pariétal nous reviennent en mémoire. Ce « geste ubiquiste » nous transporte instantanément à mi-chemin entre la grotte préhistorique et l’atelier de production de l’artiste. Ici, seule l’empreinte subsiste ou plutôt précise le geste tout en l’actualisant. Les écrans tactiles nous ont amené à utiliser avant tout les extrémités de nos mains comme pour affiner nos mouvements tout en préservant le reste de nos membres.

Le second, Bruit Originaire, est fondamental dans le projet éponyme conduit par Charlotte Pringuey-Cessac depuis 2013. Il est l’aboutissement d’une série de recherches et de partenariats (CNRS, École Nationale Supérieure d’Art de Limoges, Centre International d’Art Verrier de Meisenthal, Fablab Easyceram de Limoges, etc.). La ligne de verre qui s’étire devant nos yeux est la représentation des différentes sutures qui traversent et regroupent les éléments de notre boîte crânienne.

Le troisième, Les gommes, est une série de gommes recouvertes tout ou partie de charbon. Cette matière fait alors référence à leur fonction d’outils pour l’artiste qui les utilise lors de ses dessins. À différents stades, Charlotte Pringuey-Cessac cesse de les utiliser pour conserver leurs charges émotives. Elle nous présente dès lors une forme de résidu de pratique, qui, intégré dans l’espace d’exposition, joue le jeu de la définition esthétique de l’artiste mais aussi celui du classement scientifique d’un naturaliste.

Cerca trova…

En cherchant à pénétrer dans la seconde salle, le chemin qui semblait jusqu’ici aisé se distord. Un carroyage de ficelles gêne la déambulation et met à distance certaines œuvres. Pourtant d’un côté comme de l’autre, une installation s’intègre dans l’espace.

À gauche, un tas de tegule – tuiles romaines – gît au sol. Cette sépulture de gestes vient faire échos aux tuiles utilisées dans la sépulture T209 découverte par les archéologues de Nice en 2013 et dont Charlotte Pringuey-Cessac a fait l’objet de ses recherches présentes. Dans cet amas à l’abandon, les gestes du sculpteur apparaissent progressivement. On retrouve le toucher de la main et plus particulièrement du pouce venant donner forme à la rainure de la rigole. Face à ces reproductions, les tâtonnements de la main de l’artiste résonnent encore différemment au regard de l’histoire architecturale.

Sur la droite, un rouleau de feutre se déploie sur le mur. Devant nos yeux, quatre-vingt seize « possibles » réalisés à partir des cinq mêmes triangles selon six protocoles différents (pli, repli, dépli, etc.) sont présentés. La démultiplication des formes semble rendre la proposition exhaustive. Pourtant, il n’en est rien car de multiples autres protocoles pourraient être appliqués et ainsi produire une toute autre série. Finalement, ce jeu de construction aboutit à une réponse singulière au potentiel infini dont la composition pourrait être unique. Le cycle qui se déroule devant nous est-il un code permettant d\’ouvrir le chemin vers la salle suivante ? la représentation d’une partie de l’ADN de restes humains retrouvés dans la sépulture T209 ? ou peut-être la composition chimique des matériaux utilisés dans les œuvres de Charlotte Pringuey-Cessac ?

Cerca trova…

Pas à pas, nous progressons dans un dédale relatif car le chemin semble tracé vers la partie la plus fournie en vestiges qui pourrait être une chambre funéraire. En passant la dernière paroi notre souhait est exaucé. Devant nous se dressent deux éléments distincts mais s’imbriquant l’un dans l’autre. Le premier est un crâne, le second une porte close.

U.S. 1676 / T209 est une petite impression 3D de la voûte et du plancher mis au jour par les archéologues du chantier de Nice. Installé ainsi en tant qu’élément central de l’exposition, il vient interrompre les spéculations : nous sommes bel et bien dans le lieu du repos infini du défunt. Il induit donc que les éléments présents dans l’espace doivent composer son environnement éternel. Nous saisissons ainsi l’importance des Anachronies situées sur notre droite. Ces pégaux – pots funéraires – habituellement en terre cuite sont réalisés par une impression 3D en céramique. Nous faisons face à deux œuvres dont la technique de fabrication nous amène à un anachronisme important mais fabulé depuis l’entrée dans l’exposition. Si les nouvelles technologies sont présentes, elles n’empêchent en rien l’observation de détails relevant du travail de l’homme et ce, notamment par le biais de ses « erreurs ». Par exemple, des boursouflures sont notables sur les Anachronies. Ces « erreurs » sont tout autant le fruit du travail de la main de l’homme que celui de la technologie numérique qui s’autorise de légères imprécisions voire des inventions comme c’est le cas avec le faux fond. Ces mêmes technologies ne rendent pas invisible le processus, elles en donnent à voir les étapes. Dans la pratique de Charlotte Pringuey-Cessac, le processus est toujours présent, qu’il passe par la mise en avant du matériaux (Melancolia), de l’outil (Les gommes), du geste (Pianotement) ou encore du temps (U.S. 1676 / T209) et de la rythmique (Adagio).

Au fond de l’espace, sur le mur blanc, se découpe en une parfaite opposition chromatique ce qui, à première vue, pourrait être une porte. Une fois face à Yokaï, il s’agit d’une masse noire intense et rugueuse, en lévitation. Le haut relief composé de morceaux de charbon de bois crée une vibration visuelle dont le matériau nous ramène à nos premiers pas dans l’exposition. Plus nous nous approchons, plus les jeux de lumière dus aux multiples inclinaisons des éléments opèrent des modifications sensorielles qui débouchent sur un vertige. Cette porte est-elle l’entrée originelle de la sépulture ou, à son tour, une sortie vers un au-delà ?

Cerca trova…

Sur le chemin du retour, tous les éléments qui ont composé notre périple s’amoncellent mais quatre éléments semblent faire leur apparition. De chaque côté, des cadres contenant des lignes de verre sont installées comme pourraient l’être des torches prêtes à illuminer l’espace d’une lumière scintillante. Bruit Originaire, dont nous avions déjà croisé l’un d’entre eux, vient rythmer la seconde partie de l’expérience tout en mettant en avant le sentiment d’un cheminement aléatoire au sein de la matière. Le verre semble avancer puis rebrousser chemin et finalement ouvrir de nouvelles voies à de multiples reprises. Ici, dans les méandres du travail de la matière vient sourdre le bruissement de la recherche : empirisme, sérendipité, tâtonnement…

Au retour – comme à l’aller -, nos pas s’accompagnent d’une lente montée sonore dont on ne sait définir la provenance ni même la cause. L’énigme est totale comme ce devait être le cas pour les astronautes de la mission Apollo 10 qui, effectuant le dernier vol de préparation avant le premier alunissage de l’homme, entendirent un mystérieux sifflement. Musique extraterrestre ou simple interférence ?

Pour Primal sound, il s’agit en réalité du son enregistré par les équipes du Laboratoire de Mécanique Acoustique de Marseille. Comme l’imaginait Rainer Maria Rilke dans Bruit originaire, le chemin tracé par nos boîte et sutures crâniennes sont à l’origine d’une mélodie primitive. « […] voici que, tremblant, chancelant, sortait du cornet de papier le son qui, un instant plus tôt, était nôtre, et qui maintenant, incertain sans doute, indescriptiblement bas et hésitant, et par moments défaillant, nous revenait. L’effet produit était à chaque fois absolument parfait . »

Avec Primal sound, le râle généreux s’étend dans le temps comme dans l’espace pour finalement s’imprimer – voire se graver – durablement dans notre esprit. Qu’en sera-t-il alors de notre propre suture sagittale au sortir de l’exposition ? Sera-t-elle modelée par la mémoire des derniers habitants de la sépulture T209 ?

Un second craquement se fait entendre. Il est temps de quitter l\’espace car, quoi qu\’il arrive, il y a bien quelqu\’un qui finira par l\’amener quelque part…

Octobre 2017
Anthony Lenoir,
Critique d’art et commissaire d’exposition


Chuchotements et contrepoints (Juin 2015)

« Où allons-nous? Tout a été fait. Depuis ces vingt dernières années, il semble que les limites extrêmes aient été atteintes. On ne peut être plus ingénieux, plus raffiné que Ravel, plus audacieux que Stravinsky. Quelle sera la nouvelle formule d’art ? Il faudra retourner aux sources mêmes, à la simplicité, pour trouver quelque chose de véritablement neuf. Le contrepoint ? Là, sans doute, se trouve l’avenir ! » (Paul Dukas, 1865-1935)

« Je frotte, j’aplatis, j’explose, j’écrase, j’enfonce… » . Bruissements d’actions plastiques premières dont naissent des visions sophistiquées, intrigantes qui opposent des principes formels qui ont longtemps servis à distinguer les Abstractions entre elles et dont l’artiste nous prouve la nature primitive : le lyrique et le géométrique, l’expression et le concept que sont-ils d’autre que le reflet de la facture d’un monde où s’oppose toujours l’organique et le cristallin, la faune sous-marine et droit bambou ? En réintroduisant des motifs naturels et utilisant des matériaux pauvres, l’artiste nous rappelle qu’au cœur des abstractions, c’est le cœur du monde qu’on entend.

Artiste post-moderne en quête d’atemporel, Pringuey-Cessac ne se soucie pas d’une « pureté » artificielle : ainsi la figure apparaît, oscille et disparaît, se dissout ou se loge dans le titre. Elle passe naturellement du travail mural à l’appropriation d’un outil administratif, du dessin à la sculpture, de l’in situ à l’action enregistrée en vidéo. Et pourtant, dès lors qu’ils entrent dans sa pratique, tous ces procédés se complètent au lieu de s’opposer ou se succéder. Ils participent ainsi à l’extension d’un univers singulier.

Les compositions de Pringuey-Cessac montrent son goût prononcé pour le noir, le charbon, le graphite, les traces de vie organique brulée ou comprimée. Le mur lui devient arène verticale, lieu de danse avec la matière, endroit de cadences, de formes organiques, aquatiques ou ardentes. Mais elle ne cesse de « contreponctuer » ses mouvements expressifs « rigoureusement » de traits nets, de blancheurs et de silences.

Même si l’apparence finale n’est jamais anticipée dans ses moindres détails, l’artiste ne s’embarque pas dans un voyage purement instinctif dont l’issue lui serait entièrement inconnue au moment où elle amorce la réalisation. Conçus en fonction du lieu, ses dessins muraux (O.D.E.) et ses sculptures in situ sont réfléchis et préparés longtemps à l’avance. Fruits de gestes bien maîtrisés, leur visée même les encadre : trompe l’oeil et anamorphose ne s’improvisent pas.

Ainsi l’apparence des œuvres reflète une démarche où préméditation et sérendipité ne s’excluent pas. A l’instar du contrepoint et de cette structure A-B-A qui est propre à L’adagio et à la sculpture du même nom, les mêmes principes réapparaissent régulièrement dans son travail pour y engendrer des formes nouvelles à plat ou dans l’espace. Chère à l’artiste, la référence à la musique est omniprésente : ces tampons encreurs où un cadre géométrique renferme un intérieur plus ou moins « chargé » s’appellent VARIATIONS.

Comme lorsque le mur blanc fait charpente dans des braises de charbon noir, les contours des tampons encreurs sont nets, administratifs, comme l’est aussi leur taille standard. Le protocole d’application ne l’est pas moins : 5 tampons et 5 principes de composition et d’action (« Tamponner ! ») donnent lieu à 25 combinaisons. Basculant entre tache et ligne, stabilité et déséquilibre, espacement et superposition, l’artiste y explore des principes de composition et les lois de notre perception : lorsque nous regardons ce dessin avec l’attention requise, chaque combinaison nous donne une sensation bien précise : perte d’équilibre, stabilité précaire ou pause vibrante.

Inventant de nouveaux procédés ou s’appropriant des techniques existantes, Charlotte Pringuey-Cessac repousse les frontières de son univers dont l’extension se fait de manière horizontale et verticale. Elle élargit et elle creuse en parallèle : après avoir utilisé le charbon pour dessiner, déposant la matière noire sur le papier ou le mur, celui-ci a fini par faire œuvre, à l’instar de ces gommes entièrement saturées de matière noire et des gestes même de la dessinatrice dans une de ses vidéos. Lorsque ce tronc imposant sauvé du feu devient la sculpture ADAGIO l’opposition fondamentale entre ondulation « naturelle » et géométrie « artefactuelle » se rejoue une fois de plus, à nouveau, autrement.

Le bois brûlé est aussi la matière de sculpture « Le Baiser ». Hommage à la « Psychanalyse du feu » de Gaston Bachelard, on peut y voir comme la réponse de l’artiste au « Baiser » de Brancusi. L’union entre les amants reste partielle et potentiellement éphémère et leur différence est aussi importante que leur ressemblance.

Si Charlotte Pringuey-Cessac pose des questions de dessinateur et de sculpteur et travaille constamment à élargir son vocabulaire plastique et son champ d’intervention, ses œuvres ne font jamais l’impasse sur l’expérience du récepteur. Face à ses œuvres, notre imaginaire joue un rôle tout aussi important que notre plaisir des formes et des matières. Les volumes qu’elle crée et les lignes qu’elle tire activent des souvenirs dont nous pouvons parfois nous demander si ce sont vraiment les nôtres ou s’ils ne relèvent pas plutôt de la part que nous prenons à une espèce de conscience collective. Ses œuvres font ainsi surgir des cabanes, des visions sous-marines, des cachettes forestières, des cavernes, des braises ou des démons camouflés qui semblent souvent traverser le temps autant que les cultures. « Ghillie-Ghillie » rapproche les yokaï, êtres inquiétants de la « monstrologie » folklorique japonaise et la « Ghillie suit », tenue de camouflage qui imite la végétation forestière. Cette tenue, qui imite son environnement pour mieux s’y fondre est à l’image des compositions de l’artiste qui ne cessent d’osciller entre fusion et mise à distance, présentation et représentation, indice et image, chuchotement et silence.

Klaus Speidel,
Critique d’art et Philosophe
Exposition personnelle à la Galerie Martagon, Malaucène, été 2015


• Charlotte Pringuey-Cessac chasse les esprits, ou plutôt les capture, et fait émerger de la poudre délicate du charbon, des fragments de nature dans lesquels une tension surnaturelle se révèle. Elle cherche à percevoir les lignes de force qui traversent le sensible et à les transcrire par des gestes puissants dont la spontanéité exprime son rapport primitif au monde.

Ce qui nous frappe d’abord dans son travail est l’importance donnée à la matière, le charbon, pétrification par le feu du végétal, à la fois compact, brut, terrien de fait, et pulvérulent, délicat, aérien d’intention.

La matière organique devenue inerte se délite, se répand en poussière et construit, par le jeu des noirs sur la surface blanche, le plan d’un grand dessin mural qui nous fait face et dont on ne perçoit pas immédiatement les limites. Un espace additionnel surgit, comme un empreinte sur une page blanche révèle la structure, quasi invisible, des nervures de la surface sur laquelle elle est posée.

C’est bien ce surgissement de l’infini que recherche Charlotte Pringuey-Cessac, lui qui révèle au cœur de l’espace architectural réel une profondeur insoupçonnée affleurant à la surface du noir paysage.

La pétrification de l’arbre fait aussi écho à la pétrification de l’eau, telle qu’on peut la voir à l’œuvre dans les fontaines de Pamukkale, ruissellement figé dans une construction fantastique, pendant blanc de l’érection noire des orgues de basalte de Yellowstone. Cette ambiguïté entre la coulure solide et la construction ondulante se retrouve dans la pièce murale, sorte de monstrueuse pelisse, où la matière charbonneuse se concentre et s’assemble par fragments compacts dans un dessin en trois dimensions, une sculpture en haut relief attachée à la surface et qui fait pourtant effort pour s’en extraire. Ce mouvement arrêté construit par l’artiste joue avec les images des structures quasi surnaturelles créées par une sédimentation lente et continue, comme une métaphore de la révélation d’un dessein caché que seule la répétition obstinée d’un geste met à jour.

Ce surgissement de la matière est le fruit d’une praxis qui se métamorphoserait incidemment en poïesis, comme si l’artiste se donnait pour but inconscient de réconcilier par son activité deux actions opposées, puisant à la source d’ Aristote pour mieux le contredire en somme.

Le rapport de l’homme à la nature est loin de se limiter à la fascination inquiète éprouvée devant le mystère qui lui échappe et dans lequel il tend à reconnaître l’activité du surnaturel et du surhumain. Ce rapport s’incarne aussi dans un effort de l’esprit rationnel pour embrasser le monde, en classer et en nommer les différents éléments, pour le connaître.

Charlotte Pringuey-Cessac, dans le regard qu’elle pose sur les choses qui l’entourent, se réfère aussi bien à l’interprétation magique populaire qu’à la taxinomie scientifique, en détournant l’une et l’autre de leur visée explicative.

Jouant avec la forme brute des éléments naturels et ce que l’intitulation contemporaine a gardé de souvenir du nominalisme aristotélicien, elle crée d’abord un signifiant par suggestion formelle dans Le Baiser. Comme si la puissance d’évocation de l’image et du mot réussissait à transcender le réel pour suggérer la vie dans son principe moteur même, le désir, à partir de deux éléments inertes et morts.

Mais c’est dans son installation Les Gommes que l’effort de création d’objet chargé de sens par la dénomination et le classement est le plus tangible. Dans la tradition taxinomique scientifique moderne, les gommes sont alignées, rangées, exposées pour mieux faire percevoir d’un seul coup d’œil en quoi elles sont à la fois semblables et différentes. Ici l’objectif n’est pas de suggérer des liens d’engendrement ou de cousinage, en définissant les contours d’une famille d’êtres vivants, comme le ferait un entomologiste, mais plutôt de donner à appréhender une palette de traces, qui sont aussi des souvenirs, et par là même des émotions. L’artiste, par un regard rétrospectif et distancié sur sa pratique, propose paradoxalement les bases d’une poétique inspirée par la matière même, interprétant dans une réalité toute personnelle la poétique des éléments élaborée par Gaston Bachelard.

Les Ghillies, monstres esquissés à la pierre noire sur des feuilles de papier calque, puisent leur forme dans une tradition à la fois populaire, à travers l’évocation des légendes rurales japonaises, et savante, par la référence à une technique de dessin perfectionnée à la Renaissance.

Ces Ghillies, sont des Yôkai, désincarnés par un trait léger sur un fonds translucide, fondus dans la végétation. On ne sait plus très bien s’ils sont l’expression des terreurs des hommes face à leur condition de mortels, ou au contraire la forme que prend l’instinct de destruction pour habiter la nature de sa démesure trop humaine.

La référence qui pourrait être empreinte d’un orientalisme onirique nostalgique est réactivée par le jeu sur les termes et le métissage formel avec les tenues de camouflage contemporaines (ghillie suit). La charge inquiétante est elle-même désamorcée par le jeu de mots du titre (Ghillie Ghillie) par lequel Charlotte Pringuey-Cessac nous ramène à l’univers enfantin, au travestissement qui est aussi un jeu, mais un jeu sérieux. Elle s’empare de l’esprit même de la culture et des contes populaires dans ce qu’ils ont de profond, en ce qu’ils expriment par la fiction les désirs et les peurs inconscientes les plus enfouies et les plus partagées.

Charlotte Pringuey-Cessac nous donne à contempler la délicate noirceur des pulsions mortifères qui nous habitent, par moments. Par la spontanéité de son geste et la simplicité brute de la matière qu’elle emploie, elle renoue avec la production d’images primitives et pour elle essentielles. Charlotte Pringuey-Cessac s’inspire des premières traces laissées par les hommes sur les parois de grottes obscures, dans un but demeurant pour nous à la fois parfaitement évident et définitivement mystérieux.

Amel Nafti
Directrice des études et de la recherche à la Villa Arson à Nice
5 mai 2014


• (…) C’est en creusant (…) plus profondément dans les couches superposées des territoires de l’art qu’apparaît l’élément naturel source des premières expressions sur les murs des galeries aurignaciennes: le charbon. Charlotte Pringuey-Cessac privilégie cette découverte préhistorique comme matériau originel, à la source de toutes ces aventures. Dans le parcours de l’artiste, l’attrait pour l’archéologie apparaît au détour d’interventions dans des congrès, de recherches sur les fouilles du tramway à Nice ou encore d’autres écrits dans les revues d’archéologie. C’est le grand-père de Charlotte Pringuey-Cessac, entomologiste et agronome, qui lui a fait découvrir le charbon de bois. Elle a commencé à travailler avec des morceaux de branches carbonisées, très gras et veloutés, provenant de la Société La Forestière du Nord, basée à Igny (qui deviendra son mécène par la suite). Charlotte Pringuey-Cessac considère très justement que «le charbon de bois est un matériau qui contient déjà en lui-même du dessin». Son œuvre contemporaine tend la main, plus de trente mille ans après les témoignages au charbon de bois de la grotte Chauvet, à son frère si lointain et si proche.(…).

Claude Guibert, critique d’art, Le Monde
Texte (extrait),
exposition collective « Métamorphoses », Laure Roynette Galerie, Paris, décembre 2012


• Le travail de Charlotte Pringuey-Cessac est caractérisé par un lien fort entre sujet et moyen. Comme la première femme qui aurait peint, selon Pline l’Ancien, elle utilise un charbon – ou, plus précisément, parce que ces dessins sont autrement grands – un tas de charbons charbon. Les premiers témoignages de l’activité, sinon artistique, tout de même représentative de l’homme, sont des peintures murales. Avec des dessins d’arbre sur le mur, Charlotte Pringuey-Cessac s’inscrit dans la plus longue tradition de la peinture, qu’elle soit réelle comme Lascaux ou imaginé comme l’est probablement celle de Pline. Les premières pratiques picturales étaient certainement liées à des rites. Et lorsqu’on la voit travailler, seule, la nuit, lorsqu’on l’entend murmurer, gratter, il devient presque inévitable d’inscrire son travail dans cette tradition. Ce travail, n’est-il pas autant travail sur un objet que travail sur soi-même ? Avec son éponge naturelle, elle efface jusqu’au moment où les repentirs sont aussi importants que les traits : les traces d’effacement font eux-mêmes partie intégrante du tout.

Klaus Speidel, critique d’art, exposition « Ne pas toucher au contour », 2006

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Charlotte Pringuey-Cessac’s work is characterized by a strong link between process and subject. She uses coal, just as, according to Pliny the Elder, the first woman ever to paint – or, more exactly, because these drawings are quite large – a heap of coals. The first instances of this activity, not artistic, but nonetheless representative of man, are murals. With drawings of trees on the wall, Charlotte Pringuey-Cessac joins in the longest tradition of painting, a tradition as real as Lascaux or as imagined as Pliny’s probably is. The first pictorial practices were certainly connected to ritual. And when we see her working, alone, at night, when we hear her murmuring, scratching, it becomes almost impossible not to place her work in this tradition. Is not this work as much work about an object as work about herself ? With her natural sponge, she erases until the moment when the erasures are as important as the lines : the tracks of disappearance make themselves anintegral part of the whole.

Klaus Speidel, art critic, « Ne pas toucher au contour » exhibition, 2006


• Charlotte Pringuey-Cessac puise les sources de son travail dans le film d’animation. Elle en extrait des images qu’elle isole du flux narratif via le dessin pour les proposer comme autant d’expériences sensibles. Ce processus d’analyse et de démontage du cinéma d’animation l’amène à repasser par plusieurs stades de fabrication de l’image depuis le dessin sur calque ou le celluloïd, en passant par les techniques d’animation du projet dessiné, jusqu’à la maquette. Quels que soient le médium entrepris et la forme atteinte, l’exploration du film est ici cristallisée à travers la pratique du dessin, espace de rencontre de ces manipulations successives. C’est ainsi que parallèlement au dessin peuvent intervenir la photographie ou la vidéo, comme la sculpture ou le son. Mais c’est à travers des projets de dessin mural que sa démarche trouve un déploiement spectaculaire. Par le biais de la fabrication d’images monumentales, la jeune artiste se confronte alors physiquement à l’espace et à la matérialité du fusain pour donner corps à des installations enveloppantes, véritables décors dans lesquels le regardeur est invité à rentrer. Les références cinématographiques que Charlotte Pringuey-Cessac décline dans ces scénographies ont souvent affaire avec des émotions ou des souvenirs personnels auxquels elles se croisent volontiers. Ainsi, les installations au fusain développent-elles des atmosphères particulières qui reprennent des images mentales de paysages féériques comme ces frondaisons ondoyantes d’arbres desquelles surgit l’architecture précaire d’une cabane. Les jeux d’ombre et de lumière exploitent la densité et la profondeur du fusain qui va parfois jusqu’à se répandre en poudre noire sur le sol. Tout récemment, ces images poétiques se sont matérialisées sous la forme de sculptures en charbon de bois, outil primitif du dessin. Parmi ces pièces, on reconnaît l’image lointaine du palais du Roi et l’oiseau figée sous les traits d’une cabane carbonisée. Les longues jambes dotées de roulettes qui lui servent de support indiquent que ce souvenir a encore quelque chose de mobile.

Catherine Macchi, critique d’art, exposition « Hypothétiques », 2009

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Charlotte Pringuey-Cessac draws the sources of her work from animated films. She extracts a few images, which she isolates from the narrative flow within her drawings, offering these images themselves as sensory experiences. This process of analysing and dismantling animated films reenacts several of the stages of producing the animated image, from the drawing on copy paper or celluloid, to the techniques of animation project design, and the mock-up. Whatever the original medium and the final form, the exploration of film is crystallized here through the practice of drawing, the common ground of these various experiments. Similarly, the drawing can interrupt the photograph or video. But it is in her wall drawing projects that her approach finds spectacular realization. Through the creation of monumental images, the young artist confronts the physical space and the material of charcoal, giving substance to immersive installations, real scenery which the spectator is invited to enter. The cinematic references which Charlotte Pringuey-Cessac incorporates into these installations often deal with feelings or personal memories, connections which she invites. Thus, the charcoal installations develop particular atmospheres which recall mental images of fairylike landscapes, like rippling foliage from which rises the precarious architecture of a cabana. The games of dark and light exploit the density and depth of charcoal which sometimes almost becomes simply black powder spread on the ground. Quite recently, these poetic images materialized in the form of sculptures in charcoal, the primitive tool of drawing. Among these works, we recognize the distant image of the palace of “Le Roi et L’Oiseau” by Paul Grimaud rendered in the guise of a carbonized hut. The long legs, endowed with wheels as support, suggest that this memory still has something mobile.

Catherine Macchi, art critic, « Hypothétiques » exhibition, 2009